Complexité grammatologique et complexité aperceptive en musique : Étude esthétique et scientifique du décalage entre pensée de l’écriture et perception cognitive des processus musicaux sous l’angle des théories de l’information et de la complexité.,
Thèse de doctorat; IRCAM, CNRS, EHESS; directeurs : Hugues Dufourt puis Jean-Marc Chouvel, co-directeur : Marc Chemillier
Soutenue le 6 février 2004 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, avec la mention « très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité ». Jury : Jean-Marc Chouvel (directeur), Marc Chemillier (co-directeur), Hugues Dufourt (rapporteur), Jean-Claude Risset (rapporteur), Emmanuel Pedler (EHESS, président du jury).
Mots clefs : Complexité musicale, grammatologie, aperception, procédures compositionnelles, musique du XXe siècle
Une composition musicale est une suite d’informations agencées qui permettent de parler de système organisé. Il est donc pertinent, pour une oeuvre ou une partie d’oeuvre musicale, de s’intéresser à la complexité de ce système. Le terme de « complexité d’un système » sert souvent à désigner une difficulté de compréhension ou de réalisation de ce système, parfois associée à une connotation morale, péjorative ou laudative selon la discipline. Ce n’est que depuis les travaux précurseurs de Von Neumann sur les automates, puis l’essor des théories de l’information à partir de Shannon, que la complexité d’un processus ou d’un système est devenue un objet d’étude propre. Toutefois, il semblerait vain de vouloir définir la complexité intrinsèque d’une oeuvre musicale. Les algorithmes et les schémas que conçoivent les compositeurs avant de réaliser l’oeuvre possèdent certes leur propre complexité que l’on peut calculer, par exemple, par le nombre de noeuds ou de branches que possède le graphe représentant l’algorithme, ou par la longueur ou le nombre d’éléments constitutifs de l’algorithme lui-même. Mais on peut également calculer la complexité du résultat sonore, par exemple en mesurant la quantité d’informations qu’il transporte. Ces différentes mesures de complexité d’une oeuvre musicale restent, de plus, relatives à la culture et au comportement de l’auditeur face à une musique nouvelle, ce qui procure un troisième concept de complexité. Cette thèse de doctorat tente d’étudier le décalage éventuel entre ces trois différentes notions de complexités.
Cependant, l’écriture musicale n’est pas une simple graphémologie. Elle porte en elle une façon de penser la musique. L’Occident favorise par exemple une notation de la musique en paramètres indépendants, discrétisés, et réducteurs. Étudier la complexité grammatologique musicale nécessite en conséquence d’étudier notre perception analytique de la musique. Inversement, la perception d’une oeuvre est cognitive, c’est-à-dire que l’auditeur cherche à comprendre et à compresser la chaîne d’information sonore en des schèmes inconscients. En d’autres termes, la perception est une écriture mentale, et étudier la complexité aperceptive requiert d’étudier la complexité analytique de l’algorithme réengendré par l’auditeur.
Ce travail est une réflexion approfondie sur ces différentes complexités, leur décalage, et leur similitude. La recherche s’appuie à la fois sur des applications musicales concrètes (étude des procédures d’écriture et des mécanismes de perception concernant les rythmes, les transformations motiviques, la consonance d’un intervalle, etc..), mais aussi sur l’élaboration de concepts théoriques opératoires issus des sciences humaines formalisées (analyse musicale, théories de l’information et de la complexité, sémiologie, psychoacoustique), et sur la construction de modèles et de paradoxes musicaux de l’écriture et de la perception.
Trois axes de Recherche :
Le premier axe tente de définir rigoureusement les algorithmes utilisés par les compositeurs et d’en calculer différents indices de complexité. Il s’agit donc de définir des catégories mathématiques de processus musicaux couramment employés par les compositeurs (processus en valeurs sur les fréquences, les durées ou les intensités; processus combinatoires,..). Nous les modélisons ensuite (soit par des algorithmes, soit par des matrices lorsqu’ils correspondent à des transformations linéaires) et calculons leur indice de complexité analytique (à l’aide d’outils que proposent la théorie des graphes ou le calcul matriciel).
Le deuxième axe de recherche s’intéresse au rapport entre l’algorithme et le résultat sonore, c’est à dire à la confrontation entre la démarche analytique en composition et la perception du langage musical apparent par un auditeur universel. Les conséquences esthétiques d’une telle recherche nous invitent à présenter d’abord un bref historique musicologique des considérations processus/perception chez les compositeurs au cours des siècles. Puis nous tentons de traiter la complexité sous un angle informationnel : le résultat sonore est ici considéré comme une chaîne d’information que doit lire et condenser (comprendre) un auditeur quelconque schématisé en machine universelle de Türing. Cette approche de la complexité (complexité de Kolmogorov-Chaitin) permet d’établir un paradoxe aux conséquences esthétiques importantes : deux chaînes d’information de même complexité analytique peuvent être entendues avec une complexité perceptive différente (l’une sera par exemple aisément comprise, l’autre apparaîtra « chaotique » à l’oreille). Plusieurs exemples musicaux sont montrés au sein de ce second axe théorique afin d’appuyer l’argumentation: un premier exemple expose deux techniques usuelles (modulation de fréquence et multiplication d’accords) imaginées dans des contextes esthétiques et épistémologiques opposés, et qui présentent de nombreuses similitudes perceptives et analytiques; Un second exemple propose deux processus rythmiques de structures analytiques similaires et de mêmes complexités organisationnelles, mais de complexités perceptives opposées; Un troisième exemple explicite la transformation analytique simple d’une série la différenciant radicalement de son original sur un plan perceptif; Un quatrième paradoxe montre qu’un même résultat sonore peut être interprété a posteriori par diverses explications analytiques s’opposant parfois (l’exemple concerne le Sacre du Printemps de Stravinsky).
Un troisième axe de recherche s’intéresse au rapport entre le résultat sonore et un auditeur cette fois-ci non «universel » mais plongé dans sa culture et ses conventions. Nous avons développé dans un premier temps des modèles d’adaptation et d’apprentissage explicitant des stratégies de comportement d’un auditeur face à des surprises locales et à de la nouveauté musicale. Ces résultats sont ensuite approfondis par l’étude des conventions d’écoute pour un auditeur, puis généralisés pour un ensemble d’auditeurs (sociologie de la perception). Deux exemples viennent enrichir le discours théorique : nous avons établi un modèle mathématique et psychoacoustique de compréhension d’un intervalle selon la culture de l’auditeur. Nous avons également élaboré une simulation informatique de différents comportements perceptifs suivant la culture de l’auditeur face à des transformations de lignes mélodiques.